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Des textes qui palpitent, qui s'agitent et qui frémissent.

Pieds nus dans le sable de l'Anse Rouge

Publié le 26 Juillet 2018 in Elégant

Debout, sur la plus haute marche de la plage de l'Anse rouge, j'observe le roulement euphorisant des vagues. Enfin de retour. L'humidité me monte aux yeux et mon coeur se serre. Ici la plénitude est inscrite dans le vent. Je voudrais ne jamais repartir pour m'approprier les résonnances de mes joies d'enfant.

Harnachez-moi à la rambarde rouillée, je deviendrais volontiers sirène de granit.

Les appels et mouvements circulaires des mouettes se mêlent aux senteurs du bord de mer, l'air est vivant.
J'entreprends de descendre les quelques marches. Chaque pas sonne comme un retour aux sources.

Je suis très en avance pour mon rendez-vous. Je voulais profiter. L'ombre du phare m'accompagne tranquille, protectrice. Mes pieds, déchaussés s'enfoncent dans le sable. La mer m'appelle. Je lui réponds.

Lorsque j'ai pris le passage du Gois, quelques heures plus tôt, j'ai failli m'étouffer avec la madeleine de Proust tant mon émotion a été violente. Tout, des sons aux odeurs, était inscrit dans mon âme depuis toujours.
Ma voiture de fortune, fatiguée, est devenue ce matin l'alcôve de l'évocation de mes souvenirs, alors mes larmes ont coulé.

Je me souviens de ces étés de mon enfance, de ce décompte inexorable qui ralentissait l'imminence de l'arrivée sur l'île une fois le Gois entamé. Nous nous exclamions joyeusement : « La moitié est faite! Vite, la mer monte...

Et enfin quand nous franchissions la frontière sablonneuse : Ça y est, nous sommes sauvés... ».

Il est des lieux où la réalité du décor passe par le prisme du fantasme. Je ne vois plus les pins qu'influencée de l'ivresse du souvenir de leur odeur noirmoutrine. Je ne revois le port qu'englué de la senteur de la vase.
Et même, de mon lointain chez moi, mon coeur est ici, dans ce bois de la Chaize, dont j'évoque souvent le souvenir olfactif.

Aujourd'hui, éblouie d'émotion, je marque d'empreintes provisoires le sable de la crique des merveilles.
J'attends. J'ai tout mon temps. J'absorbe le soleil. Le rendez-vous avec Elias approche et je suis impatiente de le retrouver. Ensemble, nous allons devoir troquer le berceau de notre enfance contre rétribution et j'en suis malade de chagrin.

Mes doigts de pieds se mêlent aux grains. J'ai abandonné mes chaussures. Noirmoutier se vit pieds nus. Libre.

Le bonhomme était riche. Comme le disait Beaumarchais : il ne s'était donné la peine que de naitre. Il conservait un vague mépris pour le milieu ambiant, les noirmoutrins, un peu beaufs selon lui, et lui, la trentaine à peine, il allait faire du profit avec ce qu'il avait vu, une maison en pierre, superbe, pas très loin du château.

Il remontait la jetée Jacobsen en direction de sa Porsche. La vue était conforme aux cartes postales. Sur sa droite, la mer, bleue. Des myriades de carrés de lumière se répercutaient partout, et sur sa gauche, des marais salants à perte de vue. Il luttait contre le vent qui lui apportait cette odeur : un mélange de pêche, d'iode, de vase...Un clan de mouettes se regroupait en cercle, pointant vers l'eau afin d'éperonner les poissons. Un beau marché pensait-il, un vrai potentiel de profit immobilier.
Il se décida pour une courte promenade en voiture avant de se rendre à son rendez-vous.

Le vent décolle quelques gouttes de la surface translucide. Et joue avec mes cheveux. Je me laisse tomber et m'étale comme une étoile de mer. Pour un peu et je disparaitrais sous le sable.

Tout en haut, au sommet des marches, une porte de voiture claque. Est-ce mon frère ?
La torpeur reste profondément ancrée et je suis immobile comme un rocher. Une mouette approche. Son pas hasardeux est comique. Va-t-elle surplomber le monde depuis mon torse ? Paresseusement, je guette l'entrée de la crique. Personne. Je suis toujours seule au paradis. De longues minutes défilent tranquillement.

Des voix me parviennent du bois. Leurs éclats sont lointains et à demi couverts par les cris des mouettes. Je vais m'endormir....

L'ombre progresse sur mon visage. Le soleil se cache. Soudain, une voix goguenarde me parvient :
 « Alors, mademoiselle, vous êtes trop couverte pour bronzer ! »
Je porte ma main en visière. Et ouvre l'oeil droit. A contre-jour, je ne distingue rien.

 « Mais qui vous a demandé votre avis ? » Emets-je, franchement agacée du manque de savoir vivre de l'individu.

 « Du calme ! Je voulais juste papoter. J'ai un rendez-vous dans une heure. J'me balade en attendant.

 Comme moi », répliquais-je d'un ton sec, « mais ce n'est pas pour autant que j'importune les autres. » L'inconnu fronce ses sourcils épineux avant de reprendre sur un ton faussement détaché :

 « C'est beau ici, non ?
 Sans blague !
 Quelle agressivité ! »
Il reste là à me lorgner. Les deux mains dans les poches. Planté comme un piquet. Me cachant le soleil. Je me retourne et l'observe. Un trentenaire vêtu de grandes marques. De taille moyenne et

plutôt mince mais affublé d'un énorme grain de beauté sur la joue. Ses yeux, très sombres, inquisiteurs, lui donnent un air un peu inquiétant. Il arbore un sourire content de lui en jouant avec son trousseau de clé à l'effigie de Porsche. Sa présence m'est déjà insupportable.
 « Vous vous prenez pour un parasol ? Mon téléphone retentit alors : mon frère. Avec lequel j'ai

rendez-vous ici. L'inconnu s'éloigne, prédateur, vers un groupe de jeunes. Sans doute a-t-il repéré une victime potentielle. Je rassemble rapidement mes affaires couvertes de sable et me dirige vers la sortie afin de bifurquer vers les rochers. Je vais contourner le phare et remonter par l'escalier raide qui mène au tunnel de feuillage afin de rejoindre Elias qui m'attend.

Il est assis sur la plus haute marche. Devant moi. Le menton appuyé sur la paume de sa main. Son pull défraichi sur un pantalon élimé jure avec ses chaussures de bonne confection.

  • ⁃  « Je savais que tu remonterais par là ! » me lance-t-il de son piédestal. « Tu viens ? On doit y

    être dans une heure.

  • ⁃  Bonjour quand même ! » Il se lève pour m'accueillir. M'enroule. Ça faisait quelques mois que

    je ne l'avais pas vu. Je réalise à quel point il m'a manqué et le sers en retour dans mes

    bras.

  • ⁃  « Bon, on décolle ?

  • ⁃  Allons-y, » soupirais-je.

  • ⁃  « Oh, ne sois pas si triste ! On ira se manger une crêpe sur le port après !

  • ⁃  C'est juste que ça me fend le coeur.

  • ⁃  Je sais, moi aussi, c'est la maison de notre enfance. Il vont y installer un hôtel grand luxe. Mais,

    elle aurait pu se retrouver aux mains de personnes qui ne l'auraient habitée que quelques

    semaines dans l'année. Elle sera vivante au moins !

  • ⁃  Jesaismais...

  • ⁃  Oui, je sais, c'était notre maison.

  • ⁃  C'est juste que je ne veux pas la vendre.

  • ⁃  Moi non plus, mais je n'ai pas les moyens de l'entretenir. Et toi non plus d'ailleurs. »
    En direction du chemin de terre, je réalise que je n'ai pas récupéré mes chaussures. Et les cailloux

malmènent ma chair. Mon coeur oscille entre contrariété et bonheur d'être sur l'île. Mais j'assume, Noirmoutier se vit pied nus depuis que je suis en âge de marcher.
 « Donc, tu veux aller chez le notaire signer pieds nus la promesse de vente ?
 Ouais. Ce sera ma dernière rébellion.

 Tu lèves ton poing vengeur et tu t'insurges ? C'est ça ? » Risque malicieusement Elias.
 Oui. » Je souris devant cette expression si familière et pourtant si ancienne. Ma seconde

madeleine de Proust de la journée.
 « Je ne veux pas aller chez le notaire. Je veux faire le tour de l'île. Allons plutôt plage des

Dames ! » Il se fige juste devant l'entrée des Souzeaux :
 « Tu es sérieuse ? Je grimace devant l'énormité de ce que je vais dire et me balance, mal à

l'aise.
 « Et si on restait ici ? Et si on retapait la maison petit à petit, pour s'y installer... » Je me

dégonfle devant l'expression abasourdie d'Elias. « Tu ne te rends pas compte des travaux à réaliser ! »

Je lui adresse un sourire teinté de défi. Nos regards se croisent, intenses. En une seconde, nos vies sont sur le point de basculer. Figés comme dans l'oeil du cyclone, au milieu du chemin, protégés par les flots, nous nous faisons face. Son visage s'éclaire soudain, resplendissant.
 « Je ne vais pas te dire que je n'y ai pas pensé, mais comment veux-tu faire ?
 Je ne sais pas, mais on doit pouvoir trouver une solution. Ne vendons pas aujourd'hui ! Attendons un peu. Revenir ici a réveillé tant de souvenirs. En arrivant, ce matin je me suis souvenue des tours de l'île en dériveur avec papa. Tu te rappelles ? Les embruns, la course folle, les coups de soleil et cette intimité qu'on partageait dans une ambiance survoltée de compétition... Ces poussées d'adrénaline dans une lumière fragmentée par le bleu profond... Je crois que c'est l'un de mes plus beaux souvenirs. Une parenthèse de bonheur brut.
 Bon, tu es sûre de toi ? Tu veux qu'on décale la décision ? Qu'on demande un délai de
réflexion ? »
Le vent me caresse les cheveux, la tiédeur de l'air exerce son influence relaxante. Je ferme les yeux pour profiter de la quiétude ambiante et inspire une longue bouffée d'air marin. Quand j'ouvre mes paupières, ma décision sonne comme une évidence. Le voile est tombé.

  • ⁃  « Je ne veux pas vendre du tout. Trouvons une autre solution. » Mon frère me sourit d'un air entendu comme s'il avait toujours su que je changerai d'avis.

  • ⁃  « Bon, allons-y. Il faut tout de même en parler avec le notaire. On risque d'être en retard. » Il glisse son bras sous le mien et m'entraine en direction de la ville.

  • ⁃  « Tu es en voiture ?

  • ⁃  Non.Avélo.

  • ⁃  Ah ! Moi aussi ! Comme quoi, rien ne change.

  • ⁃  J'ai même choisi un vélo rouillé ! »
    Les grincements respectifs de nos engins d'avant guerre nous annoncent comme autant de klaxons et la rue piétonne se dessine trop rapidement devant nous. Le château se détache distinctement dans le bleu du ciel. Les petites dalles rouges et les façades d'un blanc saisissant de la ruelle abritent les habituelles échoppes colorées. Tous les étalages grappillent des centimètres de trottoir. Quelques badauds déambulent au gré de leurs envies. Une odeur de poulet grillé me met l'eau à la bouche. Nous ralentissons prudemment dans un fracas de crissements.
    En quelques minutes, rouges d'effort et grisés par le grand air, nous voilà en train d'attacher nos cycles à la gouttière. Et nous sonnons chez le notaire.

    Il avait cent mille euros pour régler les dix pour cent du montant global de la vente à la signature de l'acte. Il déposa le chèque de banque en évidence sur la table. Il le voyait bien : le notaire était tétanisé et les propriétaires incapables de prendre soin de leur bicoque. De quel droit lui feraient-ils obstacle ? Le notaire, dans un silence de plomb, attendait les retardataires les paupières lourdement tournées vers le sol. C'est alors que les fameux propriétaires, guenilles apparentes et pieds sales, pour la fille, entrèrent. Instantanément, il reconnût la minette alanguie sur la minuscule plage une heure plus tôt. Celle qui avait été odieuse avec lui.

    Choquée, je reconnais brutalement le désagréable de l'Anse Rouge. Le prédateur convoite la Vieille Maison. Il s'y voit déjà.
    Soudain, j'éclate :

 « Vous n'êtes manifestement pas plus doué pour l'achat d'une maison que pour draguer.

Votre aisance de pacotille et la pestilence de votre suffisance, je l'emmerde ! Vous n'aurez pas la maison, vous n'aurez rien, ni les murs, ni son odeur, ni les marches qui craquent, ni les couloirs tortueux ! Et surtout pas nos souvenirs ! Vous ne la méritez pas ! » Elias, muet, se contenta de sourire. Depuis toujours, c'était moi qui partait au front. Parfois presque en chantant. Souvent bannière au vent. Cette impression d'un ancien monde qui résiste, qui craque, mais qui fuit et que l'on ne peut plus retenir a toujours été motif d'angoisse. Il faut garder l'enfance, conserver la maison et ce sublime siècle en pierre qui n'est pas à acheter et encore moins à vendre. Elias le compris alors : Non, ils ne vendraient pas. Se détacher de ses racines, c'est mourir. Ils résisteraient. Ils vaincraient. Et le promoteur devrait renoncer à ses projets pharaoniques. Le notaire dans un silence embarrassé observe ses trois interlocuteurs. Les deux jeunes, débraillés et insurgés. L'acheteur, suffisant et autoritaire. Depuis son bureau de cuir, le vieil homme n'en mène pas large. Et tremble de voir sa commission lui échapper.


 
« Allons, mademoiselle. Il serait peut-être bienvenu de prendre quelques minutes pour nous

recentrer. Vous étiez disposés à vendre cette demeure. Souhaitez-vous en discuter calmement avec votre frère ? Retrouvons nous dans une demie-heure ici même. » Nous avons échangé un regard. Et mon frère s'est mis à rire. Il en était littéralement secoué. Le moment magique survenait, impromptu dans le réel. Alors, tout m'a semblé faisable.

Crânement, j'ai réalisé la plus jolie et la plus irrévérencieuse des révérences. Et pieds nus, j'ai esquissé quelques pas de danse. Elias, lui, m'a éblouie : je l'ai vu s'accroupir. J'ai vu le promoteur, interloqué, le suivre du regard, le notaire s'appuyer légèrement sur son bureau pour se pencher en avant. Dans un silence embarrassé, ils ont observé Elias ôter ses chaussures. Et les poser tendrement sur le bureau massif avant de se tourner, resplendissant, vers moi :

 « Noirmoutier se vit pieds nus, c'est ça ? »

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